18 - LA FEMME ÉGARÉE

Toulon – France

 

Renfrognée, repliée sur elle-même dans le fond du Baffur, Ornella Sekoyan gardait son self-control. Sans doute avait-elle confiance dans les capacités guerrières de son mari et de son groupe de malfrats. Craignant une réaction soudaine, violente, Le Bateleur la surveillait tandis que Lyanto, en fin connaisseur, lorgnait de temps à autre sur les jambes parfaites qu’achevait le fin liseré jaune du maillot. Déséquilibré et fonçant de guingois, le Baffur crème s’était engagé sur la terre ferme : maintenant, il se dirigeait vers les collines de l’arrière-pays. Le Bateleur avait situé un point sur la carte magnétique et l’ordinateur traçait la route. Le soleil montait et la journée s’annonçait belle.

— Madame, commença l’agent du S.R.E., je vous répète que vous ne courez aucun risque. Nous vous avons enlevée pour que vous serviez de monnaie d’échange, mais nous n’en voulons pas à votre personne.

— Ma liberté contre celle de votre jeune complice ? Je ne suis pas certaine que vous ayez choisi la meilleure solution.

Un filet d’orgueil dans la voix, elle expliqua :

— Mon mari est fou de moi. Terriblement impulsif, il entrera dans une rage qu’il sera difficile d’endiguer. Votre protégée risque de faire les frais de votre empressement.

— Le marché est pourtant simple, s’immisça Lyanto. Pas d’alternative possible.

— On voit que vous ne savez pas tout à fait à qui vous avez affaire. Raphaël va remuer ciel et terre pour me retrouver. Peut-être vous mettra-t-il la main dessus avant que vous n’ayez seulement entamé les négociations. Oui, plus j’y réfléchis, plus je pense que vous avez commis une erreur en vous en prenant à moi.

— Je tiens le pari contraire, conclut Le Bateleur.

Le Baffur quitta l’importante artère qu’il suivait depuis Belgentier, et emprunta une voie à peine marquée qui zigzaguait entre les pins et les romarins.

— J’ai fait la connaissance de ce quartier au cours d’une période d’initiation, raconta Le Bateleur à Lyanto. C’est un lieu très peu fréquenté. Nous approchons de notre destination…

Les arbres ne tardèrent pas à s’espacer, livrant, dans un décor de rocailles bleues, parmi chardons et térébinthes, une bâtisse ancienne, dont le toit de tuiles avait été remis en état.

— Voilà la bergerie.

— L’hôtel de Madame, persifla Lyanto.

— Le confort y sera sommaire, reprit Le Bateleur, mais pour deux ou trois heures, ce coin devrait convenir.

— Je meurs de faim, ronchonna Ornella. Je suppose que vous avez prévu de la nourriture et le nécessaire pour me changer ?

— Mon ami va aller quérir ce que vous souhaitez dans le prochain village, proposa l’agent du S.R E.

Lyanto acquiesça, stoppa le Baffur devant le petit bâtiment, sans couper le moteur, décréta :

— Je profiterai de mon escapade pour faire réparer le plus gros des dégâts. Devant les prochaines épreuves, il vaut mieux que la machine tourne rond.

Il vira sec, disparut derrière les premiers arbres, au bout de la clairière. Ornella frissonna, posa sur Le Bateleur un regard interrogatif. Il ôta son gilet pour lui envelopper les épaules.

— Je suis vraiment désolé, murmura-t-il. Mais je ne pouvais pas faire courir le moindre risque à… ma collaboratrice.

— Vous avez bien cherché vos ennuis, lança Ornella.

Elle se plaça dans la lumière crue qui frappait de plein fouet la bergerie, défia son vis-à-vis :

— Et qu’allons-nous faire en attendant votre compère ?

— Appeler votre mari. Après ce qui s’est passé hier soir et ce matin, il sera rentré au bercail.

Le Bateleur commanda la matérialisation de son sidérophone : le minuscule appareil, semblable à une noisette, se présenta à une dizaine de centimètres de sa bouche.

— Vingt-sept, code sept, énonça la jeune femme.

— Vingt-sept, code sept, répéta Le Bateleur, sans la quitter des yeux.

— Raphaël Sekoyan. J’écoute, répondit une voix rauque, sans hâte particulière.

— Je suis celui qui vient d’enlever votre épouse, attaqua Le Bateleur.

Il laissa s’écouler quelques secondes, épiant une réaction mais Sekoyan garda le silence.

— Vous m’entendez ? s’inquiéta-t-il alors.

— Je vous écoute. Vous avez enlevé ma femme ? Et après ?

— C’est simple enchaîna Le Bateleur, surpris par pareille maîtrise, je suis prêt à l’échanger contre la fille que vos hommes détiennent depuis le début de cette nuit.

— La petite Marocaine ?

— Malika, précisa Le Bateleur.

— Je ne suis pas d’accord, trancha Sekoyan contre toute attente.

— Comment ? s’étonna Le Bateleur, vous refusez ?

— J’ai dit non ! répéta Sekoyan avec fermeté. Ornella commençait sérieusement à me peser, vous l’avez, vous pouvez la garder, je vous en fait cadeau. Et je vous souhaite bien du plaisir. Ciao !

— Attendez ! le supplia Le Bateleur, désarçonné.

Il considérait avec commisération le visage exsangue de sa prisonnière, cherchait un argument de poids pour renverser la situation.

— Malika est la nièce du Roi du Maroc, avoua-t-il soudain. Libérez-la avant qu’une véritable guerre ne s’engage contre vous.

Un rire gras se fit entendre dans le sidérophone :

— Merci pour le renseignement, hoqueta Sekoyan. Je vais réfléchir au montant de la rançon ; la gamine me rapportera beaucoup plus que je ne pensais.

Et il coupa la communication. Éberlué, Le Bateleur regarda s’effacer son sidérophone, puis il mesura dans l’expression tragique d’Ornella l’étendue de son désarroi. Il ne savait quelle attitude adopter mais, tout à coup, la jeune femme se rua sur lui, toutes griffes dehors, le jeta à la renverse.

D’une torsion du buste, Le Bateleur échappa aux ongles d’Ornella qui visait les yeux, puis il lui bloqua les poignets tandis qu’elle cherchait à le mordre. La furie se contorsionna en tous sens pour se soustraire à son autorité, mais Le Bateleur tint bon. Au bout d’un moment, la jeune femme s’essouffla et sa fureur tomba. Alors, Le Bateleur la relâcha, et vaincue, elle se pelotonna pour pleurer. Le Bateleur l’abandonna, s’écarta, fit quelques pas sur le côté de la bâtisse, attendit que le gros du chagrin passe. Il attendit longtemps, roulant de moroses pensées.

« D’abord, se dit-il, reconduire cette femme à Toulon dès qu’elle sera décemment vêtue. Ensuite, alerter Migareth et demander l’aide de la police. Il ne me reste que la solution de l’attaque frontale. Ce sera ma parole contre celle du proxénète… Mais combien de temps cette comédie me fera-t-elle perdre ? »

Ornella essuyait ses yeux du revers de ses mains. Elle renifla plusieurs fois puis plongea dans une sorte d’hébétude. Dépité, Le Bateleur n’entreprit aucun geste pour la sortir de sa prostration.

Du temps passa, une heure, peut-être deux. Le retour de Lyanto, avec le Baffur grossièrement réparé, le soulagea. L’Indonésien avait rapporté une robe ample, gaie, et de quoi manger. Ornella jeta un regard indifférent à la robe et décréta quelle n’avait pas faim. Lyanto interrogea des yeux l’agent du S.R.E., mais comprit qu’il était préférable de reporter les questions à plus tard. Le Bateleur désigna Ornella du menton, demanda à son compère de la surveiller. Lyanto opina ; pour se donner une contenance, il déboucha un flacon de bière de Plith IV, pendant que Le Bateleur s’éloignait et s’enfermait dans le Baffur. Cockpit rabattu, l’agent du S.R.E. appela son supérieur.

— Du nouveau ? s’enquit Migareth, dès qu’il reconnut la voix de son interlocuteur.

— Hortengul Alam Delapan, Président-Gouverneur d’Indonésie, est au sommet de l’affaire ; il a cherché à me supprimer, me sachant sur l’enquête. Il a également voulu liquider l’un de ses hommes qui se propose désormais de le trahir.

— C’est tout ? interrogea Migareth, morne.

— Raymond Tollari a été blessé et Malika Moulay-Hassan, la nièce du Roi du Maroc m’a suivie jusqu’ici. Elle est retenue en otage par Raphaël Sekoyan, le demi-frère de Scarpio Poggioli.

— Vous voilà dans de beaux draps ! s’exclama Migareth. Comment allez-vous vous y prendre pour libérer cette gosse ?

— Demander l’aide massive de la police, affronter le proxénète.

— Point de police dans cette affaire-là, trancha Migareth. Vous allez vous débrouiller sans nounou, mon vieux. Demain au plus tard, Malika Moulay-Hassan doit être libérée. Dès que ce sera fait, vous la renverrez chez elle, vous m’avez compris ?

— Parfaitement, bougonna Le Bateleur.

Le sidérophone disparut. Soudain vidé de forces, Le Bateleur s’enfonça dans le siège. Depuis vingt-quatre heures, tout marchait de travers. C’était sa faute, il avait voulu aller trop vite, peut-être pour épater Malika ? En tout cas, il avait accumulé une série d’erreurs impardonnables.

« Tu es un incapable, mon vieux, se dit-il. Un bon à rien. »

Lyanto frappa doucement sur la coque du Baffur ; il exhibait un sandwich entre ses doigts avec un sourire affable. Le Bateleur accepta la nourriture avec plaisir.

Après s’être restaurés auprès de la jeune femme qui restait murée dans son silence douloureux, les deux hommes l’invitèrent à prendre place dans le Baffur.

Elle ôta le blouson prêté par Le Bateleur, passa la robe et s’installa sur le siège arrière du véhicule, mais elle paraissait toujours victime d’un anesthésiant.

— Cap sur Toulon, marmotta Le Bateleur à l’adresse de l’indonésien.

— Je refuse de retourner là-bas, annonça Ornella, tout à trac.

Le Bateleur soupira, exaspéré.

— Où voulez-vous aller ? interrogea-t-il, sec.

— Je crois savoir où se trouve la Marocaine, déclara Ornella d’une voix blanche.

Le Bateleur posa sur elle des yeux ronds ; Ornella continua :

— À mon tour de vous proposer un marché : les coordonnées du lieu où je suppose que la fille a été emmenée, contre la vie de Raphaël.

— Nous n’avons pas l’intention de tuer votre mari, rétorqua Le Bateleur sur le qui-vive.

— Moi si. C’est la raison pour laquelle je vous demande de me le laisser.

— O.K. ! Nous vous écoutons.

— Mon mari possède une sorte de base qu’il croit secrète. Il ignore que je sais, mais il se livre parfois dans cet abri, mi-forteresse, mi-maison feutrée, à une escapade amoureuse.

— C’est loin d’ici ? s’informa Le Bateleur.

— Près de Pontevès, sur le flanc du Bessillon ; un ancien prieuré transformé par ses soins. L’endroit rêvé pour cacher quelqu’un.

— Merci, murmura Le Bateleur. Vous êtes…

— Désespérée, idiot ! acheva Ornella, le regard fixe. Ma piteuse vengeance est à l’image de la goujaterie de Raphaël.

La montre du Bateleur fit alors entendre un léger bip-bip. L’agent du S.R.E. appuya sur la commande de son sidérophone, et le minuscule engin se matérialisa une fois encore à la hauteur de ses lèvres.

— Ici Raymond, entendirent les trois passagers.

— Comment allez-vous ? s’informa Le Bateleur.

— Dans moins de trois jours, je serai sur pied, mais là n’est pas la question. Le patron m’a sommé de vous adresser du renfort : huit hommes. Ils sont prêts.

— Envoyez-les à Pontevès, répondit l’agent du S.R.E., heureux de la réaction de Migareth. Je les contacterai dans les ruines du château médiéval.

— Entendu, fit Raymond. Désolé de ne pouvoir me joindre à vous.

Le sidérophone s’effaça à nouveau. Le Bateleur ordonna à Lyanto de filer, pensant qu’Ornella pouvait l’entraîner dans un magnifique traquenard.